Manuscrit 1990

Démocratie et pouvoir en Suède

Olof Petersson


Les écarts de niveau de vie et la répartition des ressources dans la société pèsent-ils sur la possibilité des citoyens de prendre réellement part aux processus décisionnels, et si tel est le cas, dans quelles conditions? Comment sont répartis les moyens permettant l'exercice du pouvoir et l'influence dans tous les aspects de la société suédoise, qu'il s'agisse de la vie économique, du secteur public, des organisations et associations ou de la formation de l'opinion publique? Le développement de la société exige-t-il un rapprochement ou un éloignement de l'idéal démocratique suédois? Telles sont quelques-unes des questions formulées dans les directives reçues par la Commission d'étude sur l'exercice du pouvoir en Suède. Cette commission a été créée à l'initiative du gouvernement suédois qui en a établi les directives, nommé les membres et assuré le financement du programme de recherche qui a duré de 1985 à 1990. Cette commission se distingue à plus d'un titre des commissions traditionnelles. Elle n'a pas eu pour mission de présenter des propositions concrètes. Ses directives portaient sur de la recherche pure. Elle a pu mener sa mission dans la plus totale indépendance (1). Les résultats les plus marquants ont été consignés dans un rapport publié au milieu de l'année 1990. Ils se fondent sur le résultat de travaux de recherche publiés dans une vingtaine d'ouvrages et plus de 90 rapports (2). Trois concepts se détachent de ses conclusions: le modèle suédois, le pouvoir et la démocratie (3).

Evolution du modèle suédois

La société suédoise prise dans son ensemble, et plus particulièrement le type de société de bien-être qui lui est propre, a été assez souvent désignée sous le vocable de "modèle suédois". Cette appellation suppose qu'au regard d'autres pays, la société suédoise possède certaines caractéristiques qui se distinguent par des qualités ou un ensemble de propriétés. La question qui se pose est donc de savoir dans quelle mesure cette désignation convient encore de nos jours. Deux problèmes sont liés à l'idée de "modèle suédois". Le premier porte sur le fait que cette idée n'est pas univoque mais a servi, au contraire, à désigner des réalités diverses. Le second concerne les changements en cours dans la société. Le modèle suédois convenait-il mieux à la description de notre société dans le passé? Est-il inadapté à celle d'aujourd'hui? Marque-t-il un tournant?

Ces deux problèmes sont, bien entendu, liés l'un à l'autre. Le modèle suédois a-t-il atteint son apogée, et dans ce cas, depuis quand? La réponse à cette question dépend de la façon dont est précisée la notion de "modèle suédois". Cependant, cette condition permet de dresser le tableau de l'évolution actuelle de la société. Le débat sur la valeur du modèle suédois a fait porter notre attention sur certains traits caractéristiques des structures de la Suède. Il est possible, en partant de ces éléments, de décrire l'évolution de la société et de déterminer dans quelle mesure et dans quel sens elle a changé.

Règlement des conflits du travail

Le modèle suédois s'est signalé par une méthode particulière de règlement des conflits entre partenaires sociaux. Le mouvement syndical et le patronat ont eu un intérêt commun à coordonner leurs efforts pour régler les conflits d'intérêt sans intervention de l'Etat. Un certain nombre d'accords contractuels, dont le plus célèbre est celui signé à Saltsjöbaden en 1938, ont jeté les bases du système suédois de conventions collectives. L'esprit né de la convention de Saltsjöbaden a principalement servi l'intérêt qu'avaient les partenaires sociaux à laisser l'Etat en dehors des négociations. L'idée dominante portait sur la conclusion, en toute indépendance, d'accords contractuels sur les salaires et les conditions de travail. Une politique gouvernementale des revenus est en contradiction avec le modèle suédois d'évolution des structures salariales.

L'esprit contenu dans le système mis en place il y a un demi-siècle continue à faire ses preuves. Par contre, on ne peut vraiment plus parler de négociations contractuelles menées en toute indépendance sans intervention de l'Etat. Les salariés du secteur public exercent, de par leur nombre, une influence autrement plus grande qu'à l'époque de la convention de Saltsjöbaden. L'Etat et les communes jouent maintenant un rôle clé en tant qu'employeurs. Les structures salariales sont, pour l'ensemble du monde du travail, de plus en plus liées à la politique de la fiscalité et à la politique économique. Le blocage des salaires et la mise en place d'organes de médiation au printemps de 1990 sont bien la preuve de l'abandon du principe contenu dans le modèle suédois de non-intervention de l'Etat dans les négociations contractuelles.

Négociations contractuelles à l'échelon national

Le modèle suédois n'a pas seulement servi à désigner un ensemble de règles couvrant le monde du travail. Ce concept est devenu aussi le signe distinctif d'un partage formel du pouvoir pour la fixation du taux des salaires. Au cours des années 50, s'est instaurée une période de forte centralisation des négociations contractuelles. Dans la pratique, le pouvoir sur les salaires s'est trouvé exercé, en Suède, par les directions de la Confédération générale du travail et de la Confédération patronale. Les conventions collectives conclues à l'échelon national servirent de lignes de conduite à l'ensemble du monde du travail. La centralisation rendait possible la conduite d'une politique solidaire des salaires. Ce modèle exigeait donc la présence d'un petit nombre d'organisations centralisées et homogènes.

La structure des organisations s'est fortement modifiée en quelques décennies. Elles ne sont maintenant ni peu nombreuses, ni centralisées, ni homogènes. Le nombre de partenaires signataires d'accords contractuels a beaucoup augmenté du fait de la venue d'organisations de salariés du secteur public, de cartels de négociation et de négociations tenues à l'échelon fédéral. Cette nouvelle situation a porté un défi à la puissance des organisations centrales. L'évolution des structures salariales s'est décidée de plus en plus à l'échelon local. Au lieu de faire l'objet d'une négociation unique au niveau national, les ajustements de salaire sont aujourd'hui l'objet d'un jeu complexe avec parfois les médias pour scène. La possibilité de mener une politique solidaire des salaires dans un climat de hausses salariales modérées, de faible taux d'inflation et de compétitivité sur les marchés internationaux s'en est trouvée réduite.

Compromis historique

Le modèle suédois ne désigne pas seulement un mode de régulation du marché du travail et une structure de pouvoir. Les accords signés par les partenaires sociaux à la fin des années 30 ont été perçus comme une entente tacite entre les deux grandes classes de la société industrielle, un compromis historique entre le travail et le capital. Le patronat acceptait le fait que les sociaux-démocrates, avec la force octroyée par la majorité, utilisent le pouvoir politique pour mettre en oeuvre les grandes réformes visant le bien-être de la population. De son côté, le mouvement ouvrier renonçait à utiliser la puissance publique pour accomplir une socialisation de l'économie. Les deux partenaires conjuguèrent leurs efforts, dans un intérêt commun, pour rationaliser la production, obtenir une reprise de l'activité industrielle et rendre sa capacité concurrentielle à l'industrie d'exportation.

Même si de nos jours, le patronat et le mouvement ouvrier sont toujours d'accord pour défendre ces valeurs communes, pour le plus grand bien de notre production industrielle, il y manque pourtant un élément de poids, à savoir, ce qui avait eu le caractère d'un compromis historique. Les années 70 ont marqué un tournant. Au cours de la première moitié de cette décennie, les réformes entrées en vigueur dans le monde du travail ne sont pas nées de la concertation mais ont été décidées par la voie législative. Le mouvement syndical a profité de la présence de la social-démocratie à la tête de l'Etat pour en faire son instrument. Le patronat devait alors entrer en lutte ouverte avec le mouvement syndical. Les dix années de débat sur la question des fonds collectifs des salariés furent très dures et amères. La polarisation de la politique qui s'est ensuivie a effacé ce qu'il était convenu d'appeler le compromis historique.

Une culture de l'entente

Aussi bien la Convention de Saltsjöbaden que le compromis historique ont, du moins selon l'avis des observateurs étrangers, été perçus comme la marque d'une culture politique d'un type particulier, un style suédois de vie publique. C'est en premier lieu l'absence de conflits violents et la recherche d'un compromis et d'une entente qui ont modelé l'image du modèle suédois de prise de décision. L'idée d'une "culture de l'entente" ne suppose pas une absence totale de conflits et d'opposition. Il s'agit, au contraire, d'une méthode permettant d'aboutir à une décision collective. De cette façon, et c'en est là l'élément central, toutes les parties concernées peuvent trouver un interlocuteur et ont donc la possibilité de faire entendre leur voix. Ajoutons aussi qu'une décision est l'aboutissement de discussions et de consultations.

Il est difficile d'affirmer que cette "culture de l'entente" se soit transformée. Des phénomènes aussi peu tangibles que "culture" ou "style" appartiennent aux domaines les moins documentés de la recherche sociale. Il est cependant très probable que plusieurs des changements survenus dans la société aient rendu cette "entente" plus difficile. La polarisation s'est aggravée. La plus grande indépendance et le rôle plus actif des médias sont des facteurs de poids. Il est, je crois indiscutable, que l'image du débat public qui était une des caractéristiques de la "culture de l'entente" s'est transformée. Cette "culture" se trouve marquée en nuances plus grises, qu'il s'agisse de coordonner une action ou d'éviter un conflit.

Plein emploi

Le fait de déployer des efforts pour maintenir l'emploi à un bas niveau n'est pas propre à la Suède. Mais on a, à l'étranger, considéré comme étant typiquement suédois la tentative de combiner plein emploi et inflation faible, taux élevé de croissance et redistribution plus égalitaire des revenus. Ce qu'on a appelé le "modèle Rehn/Meidner" incorpore une politique restrictive de la demande, une politique solidaire des salaires et une politique active de l'emploi. Cette dernière porte sur la création de nouveaux postes de travail et une meilleure mobilité de la main d'oeuvre rendue possible, par exemple, par une formation appropriée. La politique solidaire des salaires devait amener une réduction du nombre de faillites de sociétés possédant des bases économiques saines. La politique de l'emploi permet de diriger la main d'oeuvre rendue libre vers les secteurs en expansion. Une politique basée sur le plein emploi et sur la politique solidaire des salaires devrait ainsi être en mesure de stimuler des changements structurels dans la société.

La politique de l'emploi a, dans ce sens, remporté des succès même durant les années 80. L'objectif du plein emploi a été atteint dans la pratique. Par contre aujourd'hui, le plein emploi ne s'accompagne ni d'un faible taux d'inflation (l'inflation est forte) ni d'une forte croissance (la croissance est faible). Nombreux sont les indices qui montrent que l'économie suédoise connaît actuellement de graves problèmes structurels qui pourraient, à terme, menacer l'évolution de l'emploi. Contrairement à la situation que l'on connaissait auparavant, la Suède éprouve de grandes difficultés à s'adapter aux nouvelles conditions résultant des changements rapides dans la société et tirer profit des nouvelles possibilités économiques.

Une société forte

La place très importante occupée par le secteur public constitue une autre caractéristique de la société suédoise d'aujourd'hui. Bien que le début de son extension remonte aux années 30, sa plus forte expansion date des années 60 et 70. Calculé en quote-part des recettes fiscales ou en part des dépenses publiques dans le produit national brut, la Suède possède aujourd'hui le secteur public le plus grand du monde occidental. Son extension s'est faite dans la pensée qu'une société forte mettrait le bien-être des citoyens à l'abri des risques. Un trait distinctif de la société de bien-être suédoise porte sur le fait qu'une très grande partie de la production de services est assurée sous l'autorité de la puissance publique. La santé publique, l'enseignement et l'accueil de l'enfance dépendent presque exclusivement de l'Etat ou des communes. La part des salariés du secteur public a presque doublé dans les années 60 et 70.

L'établissement d'une société forte partait de l'idée d'une transformation des antagonismes en problèmes sociaux aisément résolus dans le cadre d'une extension des services publics. La pression fiscale est actuellement telle qu'une augmentation des impôts liée à des coûts sociaux élevés est pratiquement impossible. Avec une telle part de la population active au service de l'Etat et des communes, le secteur public, de par sa structure, des moyens à son service et de sa capacité d'adaptation occupe un place prépondérante dans la croissance et la puissance de l'économie. Il est devenu difficile de mener une politique basée sur des réformes sociales et une extension des services publics. Nombreux sont ceux qui aujourd'hui pensent que ce secteur ne peut pas fournir de solution mais qu'il constitue, au contraire, un problème.

Universalité

La politique de bien-être menée sous l'égide du secteur public devait posséder une valeur universelle. Son principe reposait sur l'octroi à tous les citoyens ou catégories sociales (retraités, enfants, mères de famille, chômeurs, etc.) d'avantages sociaux, non soumis à des conditions de ressources. De par son caractère universel et sa faculté d'abaisser les barrières sociales, la politique de bien-être était censée servir de force d'intégration. Le système renforce sa légitimité et son ancrage dans la population si chaque citoyen en fait partie et partage aussi bien les coûts que le profit qu'il en retire.

Le principe d'universalité s'est trouvé, dans la pratique, appliqué d'une manière standardisée. Les demandes égalitaires aboutirent à donner à tous les citoyens le droit aux mêmes services. Une politique universaliste est comparativement plus simple à mener dans un pays caracterisé par l'unité et l'homogénéité, à une époque où un certain nombre de nécessités de base doivent être satisfaites. Cependant, les besoins des citoyens varient toujours davantage. Les solutions standards universalistes conviennent alors de moins en moins pour satisfaire la variété d'aspirations de la population.

L'autorité des experts

Le modèle suédois contient une large part d'expertise sociale. La science, l'objectivité et le savoir constituent des bases importantes de légitimité. Experts et spécialistes ont contribué activement à l'élaboration et la mise en oeuvre de la politique prise dans le cadre des services publics. Les problèmes sociaux sont maîtrisés par des moyens administratifs. Dans cette société moderne de bien-être avec son secteur public étendu, son attitude dirigiste, l'expertise économique et sociale a joué un rôle de premier plan.

Une réaction se fait sentir de nos jours au sein même de la population contre les tentatives des représentants des pouvoirs publics de veiller sur elle. L'intégrité de l'individu est davantage respectée. Les libertés et les droits des citoyens sont, depuis les années 70, l'objet d'une attention beaucoup plus grande, aussi bien dans la législation que dans le débat public. L'autorité exercée par les experts et les spécialistes s'est trouvée réduite.

Corporatisme

Les grandes organisations fondées sur une communauté d'intérêts partagent la responsabilité de larges segments de la politique menée dans le cadre des services publics. Elles sont amenées à participer aux décisions prises à tous les niveaux du processus de décision politique, qu'il s'agisse des études préliminaires (initiatives, commissions d'étude, réponses aux envois pour avis) ou de la réalisation (représentation dans les organismes publics, négociations et responsabilité commune pour la réalisation des réformes). Le corporatisme se manifeste par une collaboration entre l'Etat et les organisations.

On a commencé, au cours de la seconde moitié des années 70, à prêter attention, dans le débat public, aux aspects nocifs du corporatisme. L'accent a été mis sur la force des intérêts particuliers opposés à l'intérêt général. Les organisations s'imposèrent certaines restrictions dans leurs engagements publics. Leur place dans les directions des administrations publiques fut mise en question. A la même époque, le rôle joué par les commissions perdit de son importance, ce qui réduisait d'autant la possibilité des organisations d'influer sur les décisions politiques par le truchement des commissions d'étude.

Centralisation

Le modèle suédois a été édifié sur la base d'une centralisation des structures de la société. La centralisation et l'exploitation en grand favoriseraient la croissance et l'efficience. L'extension du secteur public devait s'accompagner d'une réorganisation et d'une rationalisation des structures. La politique mise en oeuvre par les pouvoirs publics inspirait aussi une rationalisation des structures économiques. Les mouvements de population conduisirent au dépeuplement des campagnes. Les communes se regroupèrent en unités plus grandes. Il en fut de même dans les organisations et les partis politiques. Pour son développement, la collectivité nationale orienta son action vers des programmes de grande envergure et des systèmes informatisés complets. Les villes se transformèrent en démolissant des bâtiments anciens pour les remplacer par une production de masse de nouveaux ensembles d'habitation. Le point culminant de la croissance, en d'autres termes, les années records, date de la seconde moitié des années 60.

Les changements survenus dans la société durant les deux dernières décennies doivent être en partie perçus en tant que réaction contre ce modèle d'organisation centralisée. Les solutions à grande échelle ont été remises en question, notamment les plans d'urbanisme, la santé publique et l'administration des communes. Des comités de districts communaux et autres types d'organes locaux de décision ont été établis, à titre d'essai, dans les grandes communes. Dans de nombreux domaines, la décentralisation a remplacé le centralisme. Les initiatives locales sont encouragées. Régions et localités ont obtenu une plus grande liberté d'action.

Le second compromis

La plupart des modèles dont il a été question ont comme caractéristique d'appartenir au mode de pensée et de travail masculin. Cette optique unisexuelle commence à être remplacée par une autre perspective. Les travaux ménagers non rémunérés des femmes et le rôle joué par elles pour élever les enfants ont été l'un des éléments moteurs du développement du mouvement ouvrier suédois. Mais à cela s'ajoute la relation normative existant entre les femmes et l'Etat. C'est cette relation qui peut être désignée sous le vocable du "second compromis". Ce compromis devait changer de caractère durant les années 60. Une nouvelle normativité de la position sociale des femmes fut introduite, selon laquelle le droit à un emploi salarié leur est reconnu, de même que l'accueil des enfants qui devient une nécessité sociale. Cette norme a servi, en grande partie, à la structuration du secteur public, à la fois en tant que producteur de (parties de) travaux ménagers auparavant non rétribués et pourvoyeur de nouveaux emplois féminins.

Ce "second compromis", c'est à dire la relation entre les femmes et l'Etat, qui a donné une forme particulière à la politique sociale, à la politique du marché de l'emploi et à la politique économique, s'est trouvé être, durant toute cette période, l'un des éléments les moins visibles et les plus dynamiques du modèle suédois. Les changements survenus dans la vie familiale et la vie professionnelle révèlent de nouveaux types de problèmes affectant la politique suédoise. C'est alors qu'éclate de manière indiscutable cette tension interne entre l'égalité et la subordination. Une meilleure égalité entre les femmes et les hommes dans les domaines du salaire et de la durée du travail (rétribué ou non) exige un bouleversement radical des structures pour lequel une convergence d'opinions est pratiquement absente (pour ne pas parler de conscience). Le "second compromis", dans sa phase égalitariste, connaît donc une crise.

Un tournant

Ce texte montre que d'une certaine façon, les observations vont toutes dans le même sens. Il n'a pas été possible de constater, ne serait-ce une seule fois, que les caractéristiques du modèle suédois puissent s'appliquer à une description de l'état actuel de notre société. On constate, au contraire, que d'une façon générale, ces caractéristiques se sont toutes atténuées et ont même, dans certains cas, disparu. La conclusion à en tirer n'est donc pas subordonnée aux termes des définitions. Que l'on cherche à définir le modèle suédois de quelque façon que ce soit, on obtient une image des changements apparus dans la société, à partir du modèle qui pendant longtemps fut considéré comme étant particulier à la Suède. On peut donc affirmer que le modèle suédois a atteint un tournant. Il est difficile de déterminer avec précision la date de son apogée. Ce moment diffère selon l'angle considéré ou ne peut simplement pas être donné du fait de la présence d'un processus graduel. Il est cependant clair que le début des années 70 a été, à bien des égards, une époque décisive. Les années qui se sont écoulées depuis ont plutôt confirmé qu'il ne s'est pas agi d'un phénomène de crise occasionnel mais d'une transformation générale et profonde de la société.

La grande interrogation, à savoir, pourquoi les changements prenant place actuellement dans la société se situent dans le prolongement du modèle suédois, de ce qui le caractérisait, ne peut naturellement pas faire l'objet d'une réponse simple. Il s'agit d'un processus de transformation historique aux composantes diverses. L'explication généralement admise porte sur le fait que plusieurs marques distinctives du modèle suédois se sont trouvées associées à l'industrialisation du pays. L'émergence d'une société post-industrielle d'internationalisation des services exige de nouvelles solutions aux problèmes structurels de la société.

Mais le modèle suédois de société possède aussi sa propre dynamique interne. A cet égard, le fait qu'il ne soit pas univoque mais possède plusieurs traits caractéristiques est en soi générateur de changements. Plus les éléments constitutifs du système sont nombreux, plus les tensions internes risquent de se manifester. Alors qu'une unité d'action pouvait être observée entre certaines composantes du modèle, de profondes oppositions latentes demeuraient sur d'autres points. Tout système soumis à des oppositions internes renferme en soi un élément dynamique. Une hypothèse généralement admise en matière de transformations sociales veut que toute opposition soit génératrice de changement.

Les motivations des transformations en cours dans la société peuvent donc se répartir en deux groupes. Dans l'un, nous trouvons les facteurs internes, ceux engendrés par les oppositions et les tensions entre des éléments du modèle suédois. L'autre est de type externe: il s'agit de facteurs qui, d'une manière générale, ne sont pas particuliers à la Suède mais se retrouvent dans tous les autres types de société de même nature.

Motivations internes

Les nombreuses facettes du modèle suédois rendent impossible une harmonisation simultanée de ses divers éléments. Le contraire serait surprenant. Nous donnons ci-dessous quelques exemples de tensions internes:

Tension entre l'autorité des experts et la nécessité de négocier.

Le rôle central joué par l'autorité des experts et l'accent mis sur la représentation d'intérêts, les compromis et la "culture de l'entente" sont la source d'un conflit interne. Si quelqu'un sait vraiment ce qu'il en sera, est-il besoin de négocier et de faire un compromis?

Tension entre les divers aspects du rôle de l'Etat.

Le rôle de l'Etat forme un autre élément de tension. Dans certains cas, l'un des traits caractéristiques du modèle suédois porte sur les efforts déployés pour retirer à l'Etat toute possibilité d'influence. Dans d'autres cas, l'Etat est supposé jouer un rôle très actif.

Tension entre l'autorité du profane et le professionnalisme.

Le modèle suédois renferme aussi une tension entre, d'un côté, le fait de s'appuyer sur une défense d'intérêts, une autogestion et une participation des simples citoyens, et la nécessité, d'autre part, de l'universalisme, du centralisme et de l'autorité des experts et des spécialistes pour obtenir des solutions cohérentes, professionnelles et standardisée venant "d'en haut".

Tension entre le politique et l'administratif.

L'expansion du secteur public comporte aussi le germe d'une contradiction interne. L'idée portait au départ sur un renforcement de la société, obtenu grâce à une extension de la démocratie. Mais la concrétisation du principe de l'Etat producteur de services requiert une forte administration qui devient démesurée et difficile à diriger. Le pouvoir détenu par le système augmente mais le pouvoir exercé sur lui diminue.

Tension entre l'intérêt public et les intérêts particuliers.

La puissance des organisations et associations constitue une des bases de la société suédoise. L'influence exercée par les non-spécialistes, les mouvements populaires et la vie associative est considérée comme étant l'élément fondamental de l'édification de la démocratie dans notre pays. Mais de puissants intérêts particuliers peuvent entrer en conflit avec l'intérêt public.

Tension entre l'égalité et l'efficacité.

Les problèmes généraux liés à la société de bien-être et au modèle suédois demeurent. Comment adapter l'efficacité économique et la croissance aux besoins égalitaires et au bien-être de tous les citoyens? Il paraissait faisable, durant la période d'édification de la société de bien-être, de réaliser, dans l'harmonie, plusieurs objectifs économiques et politiques. Cette harmonisation devient de plus en plus problématique. La question est donc de savoir si cette grande société de bien-être n'a pas, au contraire, été un obstacle à l'efficacité et à la croissance, et si elle ne risque pas, à terme, de constituer un danger pour elle-même.

Tension entre l'égalité et l'infériorisation de la femme.

Lorsque les réformes universelles du modèle suédois commencèrent dans la pratique à englober les femmes, une tension nouvelle se fit jour entre l'égalité en tant que principe universel, et un ordre établi dans la pratique, exploitant la position infériorisée de la femme.

Motivations externes

Plusieurs facteurs externes modifient les conditions d'application du modèle suédois de société. Nous donnons ci-dessous quelques exemples:

Altération des conditions de production.

L'agriculture et l'industrie occupent une place de moins en moins grande comme source de travail et de revenus. De nouveaux secteurs donnent naissance à de nouveaux groupes sociaux. La division traditionnelle en classes sociales répond de moins en moins à une description des structures sociales.

Environnement.

L'organisation actuelle de la production et de la société est dans bien des cas contraire aux principes écologiques. L'exploitation des ressources et l'attention portée à l'environnement revêtent une importance de premier ordre dans le débat sur l'organisation de la société.

Internationalisation.

L'internationalisation de l'économie exerce une incidence sur la possibilité de mener en toute indépendance une politique nationale. L'intégration européenne force le système suédois de réglementation à s'adapter.

Les signes d'une crise économique.

La crise économique du milieu des années 70 eut des conséquences sévères pour la Suède. L'état de notre économie a pu s'améliorer tant soit peu grâce, en partie, à la conjoncture favorable des années 80. L'évolution observée à la fin de cette dernière décennie montre aussi que l'économie suédoise connaît toujours des problèmes structurels.

Changements démographiques.

Les modifications apportées à la pyramide des âges imposent de nouvelles contraintes pour la production de services et la répartition des résultats de la production entre personnes exerçant une activité professionnelle et retraités. Il est possible que les conflits de générations et ceux concernant les intérêts de certaines classes d'âge occupent une place encore plus grande.

Modifications apportées à la situation de la femme.

La participation croissante des femmes aux emplois salariés, à la vie politique et aux affaires publiques est à l'origine de nouvelles tensions qui requièrent une solution politique. Qu'elles soient salariées avec des conditions particulières de travail et un salaire généralement inférieur à la norme ou utilisatrices des services d'accueil du secteur public, les femmes sont devenues un "problème de société" qui exige une solution.

La société pluriculturelle.

Il est temps de réviser l'image conventionnelle d'une nation linguistiquement et culturellement homogène qu'on a de la Suède. L'immigration de ces dernières décennies a fait que les caractéristiques propres à notre pays ont été à la fois mises en évidence et modifiées. La diversité pluriculturelle est amenée à devenir une réalité.

Différenciation d'intérêts.

Les intérêts particuliers prennent de plus en plus d'importance. L'homogénéité diminue au sein des groupes d'intérêts. Les structures des organisations volent de plus en plus en éclats et l'autorité des organisations centrales se réduit. Le devenir hétérogène de la consubstantialité des organisations rend difficile la possibilité de résoudre des problèmes sociaux par des négociations avec un nombre réduit de groupes d'intérêts homogènes et suffisamment puissants.

Décentralisation.

Tout organisme, qu'il soit de caractère public ou privé change en se décentralisant. L'indépendance dont jouissent alors les échelons locaux leur donne une responsabilité en matière de résultats. La capacité d'adaptation et la flexibilité sont encouragées. La poursuite d'un but remplace l'exécution d'un ordre. Dans le secteur public, la décentralisation s'opère au profit des communes, et dans de nombreux cas au bénéfice de comités municipaux locaux. Régions et districts locaux se voient attribuer une plus grande autonomie et doivent mieux se fier à leurs propres forces.

Formation de l'opinion publique.

Les conditions de formation de l'opinion publique changent rapidement. L'autorité des institutions bien établies du pays est mise en question. Les médias modernes deviennent de nouveaux centres de pouvoir. Leur logique imprègne d'autres secteurs de la société. La vie publique devient toujours plus trépidante. Les médias interviennent et modifient le processus des décisions prises par l'autorité publique.

Instabilité politique.

La stabilité qui caractérisait notre univers politique se dégrade. Les électeurs sont de moins en moins fidèles à un parti politique, l'éparpillement des voix gagne du terrain, les campagnes électorales et les médias occupent une place toujours plus grande. Les éléments stabilisateurs s'émoussent. Le modèle politique vole en éclats. La possibilité de disposer d'une majorité parlementaire solide diminue.

Structure du pouvoir en Suède

L'industrialisation et la démocratisation sont deux évènements qui, plus que tout autre, ont modelé la structure moderne du pouvoir en Suède. C'est un fait historique que ces transformations capitales eurent lieu pratiquement à la même époque. On peut donc parler d'une "double rupture". La première porte sur cet acte révolutionnaire et d'une portée historique qu'est l'abandon du lien formel entre le pouvoir économique et le pouvoir politique; auparavant, le droit de vote et l'éligibilité dépendaient de la situation de fortune. La seconde concerne l'avènement simultané de deux nouvelles élites sociales possédant chacune sa propre sphère de pouvoir.

Occupant une position prépondérante sur le plan économique, les intérêts commerciaux et agricoles furent remplacés en quelques décennies par un groupe de grands propriétaires et de grands entrepreneurs occupant une position déterminante dans l'industrie et la haute finance; des personnes qui maîtrisaient les techniques modernes, l'internationalisation des affaires, les transactions financières complexes et la marche des grandes entreprises. La sphère politique fut conquise, grâce à l'introduction du suffrage universel, par un mouvement ouvrier puissant, lequel créa, avec le soutien d'autres organisations, l'ossature de l'alliance populaire qui devait faire progresser le processus de démocratisation.

Les relations entre ces deux sphères de pouvoir ont été marquées par une sorte de coexistence pacifique. Elles dirigèrent leurs efforts vers des terrains bien définis et cherchèrent à utiliser le grand potentiel de changement contenu dans la poursuite de l'industrialisation d'une part, et la réalisation de réformes politiques de l'autre. Cette entente mutuelle marqua les bases du "compromis historique" entre le travail et le capital.

Les deux grandes classes de la société industrielle, representantes du travail et du capital, ont donc pu exercer, d'une manière décisive, une influence sur le développement du pays. La relation entre ces deux centres de pouvoir s'est trouvée marquée, à la fois, par des conflits et des ententes. Le type de société dont il a été question sous la rubrique du "modèle suédois" peut être vu comme un assemblage de particularités marquées, dans la plupart des cas, par les conditions d'attribution du pouvoir dans la société industrialisée. Ceci eut tout au moins comme résultat la croissance d'un secteur public surdimentionné à l'échelle internationale. Les éléments constitutifs de la structure suédoise du pouvoir ont donc pu, avec raison, être dépeints par trois concepts: le travail, le capital et l'Etat.

Que cette structure de pouvoir soit maintenant sujette a changement ne signifie nullement qu'elle ait disparu. Au contraire, l'un des résultats les plus marquants de l'examen des élites entrepris dans le cadre des travaux de la commission d'étude montre que la Suède continue d'être sous la coupe de deux "élites". En matière de recrutement, on s'aperçoit, par exemple, qu'il n'existe essentiellement que deux voies vers le pouvoir: via les organisations de la bourgeoisie ou via celles du mouvement ouvrier. Il est vrai que dans une perspective aussi bien internationale qu'historique, l'importance des institutions de la bourgeoisie est peu marquante. Elles ne peuvent servir qu'exceptionnellement de solution de remplacement.

Parler d'élites détentrices du pouvoir dans un pays, revient, d'une certaine façon, à s'éloigner davantage de la réalité. Cette image évoque des décisions importantes sur l'avenir du pays, prises à l'échelle nationale par certains groupes élitistes. L'image du travail, du capital et de l'Etat comme structure dominante doit être fortement modifiée. L'internationalisation transforme les conditions dans lesquelles la structure du pouvoir fonctionne dans un pays.

La concurrence sur les marchés internationaux est telle que l'arène nationale perd de son importance. L'économie est moins sujette aux répercussions des négociations tenues en deça des frontières. Le capital possède une mobilité plus grande. La suppression de la réglementation des changes apparaît comme une des marques caractéristiques du développement.

Au cours de la période d'industrialisation, la vie politique se caractérisait par un mode de conflit relativement simple. Le système suédois de partis politiques peut, sans qu'il soit besoin de simplifier, être qualifié d'unidimentionnel. Les opinions contradictoires sur la fiscalité, la taille du secteur public ou la politique de répartition des revenus et des richesses se sont réduites essentiellement à un tête à tête gauche-droite.

Le caractère différent de la vie politique fait que de nos jours, et c'est là un facteur d'importance, les grandes issues nationales s'insèrent de moins en moins dans un schéma gauche-droite. Un exemple en est la question de l'énergie nucléaire où les divergences d'opinion ne concordaient qu'en partie avec cette dimension gauche-droite que nous avions connue dans le passé. Les questions qui se posent à la société post-industrielle sont à l'origine de tensions plus nombreuses et d'un caractère inhabituel, aussi bien entre les partis politiques qu'au sein même des partis.

L'image de cette nouvelle problématique ne résulte pas seulement de l'apparition de nouveaux modèles au sein des institutions déjà en place. Les nouvelles questions qui se posent sont aussi à l'origine de la création de toutes nouvelles organisations. Le concept connu sous le vocable "the new social movements" (les nouveaux mouvements sociaux) couvre un ensemble très diversifié de groupes d'intérêts, depuis çeux possédant un programme d'action particulièrement étendu jusqu'à ceux concernés uniquement par une question revêtant un caractère isolé.

Une modification générale de la structure du pouvoir a tout simplement pour cause une augmentation du nombre de partenaires et d'acteurs. Alors que cette structure ne comprenait hier que quelques grandes organisations, leur nombre est aujourd'hui beaucoup plus élevé et même en augmentation constante. Cette situation a comme conséquence directe une multiplicité des rapports entre parties et zones de conflit.

Les changements survenant dans la société exercent une action sur la base structurelle des centres de pouvoir qui occupaient auparavant une position dominante. Les effets de l'internationalisation de l'économie sur le capital national ont déjà été évoqués. Les bases du mouvement ouvrier n'ont pas échappé à cette évolution. Son noyau traditionnel, la classe ouvrière employée dans l'industrie, perd de l'importance. Le taux d'adhésion syndicale diminue depuis le milieu des années 80. Le soutien de l'électorat aux partis politiques devient plus fragile.

Même l'Etat se transforme. Il n'est plus question d'une poursuite de l'extension des structures étatiques. Au vu des résultats de l'économie et de la situation de l'emploi, les années 80 ont été marquées par une stagnation et parfois même par un fléchissement de l'activité économique. Certains services de l'Etat qui occupaient une position centrale dans les structures du modèle suédois perdent de leur importance. L'intérêt pour les travaux en comité s'est affaibli. Le rôle des administrations centrales a changé. Elles ne possèdent plus de responsabilité directe mais jouent un rôle de conseiller et conduisent les travaux de commissions d'enquête. Cette attitude au niveau des centres de décision de l'Etat, qui peut être d'une certaine façon assimilée à un recul, doit être saisie dans l'optique de deux processus se déroulant simultanément: l'internationalisation et la décentralisation. Des défis sont portés au pouvoir central de plusieurs côtés.

La décentralisation signifie un déplacement de l'essentiel de l'action des services publics vers les régions, les communes, les quartiers d'habitation et les circoncriptions locales. Cependant, il est difficile de savoir, dans de nombreux cas, si la décentralisation est une bonne solution, particulièrement lorsqu'une décision d'ordre économique lourde de conséquences s'accompagne d'un transfert du pouvoir réel. L'état de la recherche ne permet plus, de nos jours, de parvenir à des conclusions ayant une grande portée. Il s'agit aussi, dans de nombreux cas, de changements en cours qui n'ont pas encore abouti.

L'affaiblissement de l'unité nationale et de la cohésion culturelle semble cependant évident. Les changements dans les médias revêtent ici une grande importance. Les médias sont depuis plusieurs décennies un véritable centre de pouvoir. L'internationalisation et le fractionnement de l'information diffusée par des procédés électroniques portent un défi à la position dominante des agents traditionnels de formation de l'opinion publique.

Nous pouvons dire pour conclure que les changements affectant la structure du pouvoir en Suède montrent que les institutions dont l'établissement remonte à la période d'industrialisation du pays sont en déclin. De nouveaux centres de pouvoir ont acquis de l'importance sans pour autant remplacer les institutions déjà en place. Nous assistons donc à une modification de l'aspect même de la structure de pouvoir. Le nombre de centres autonomes de pouvoir augmente. La structure du pouvoir est devenue plus fragmentée et complexe.

Démocratie et citoyenneté

Toute réponse à la question de savoir si le développement de la société nous rapproche de "l'idéal démocratique" dépend naturellement de la signification donnée à un terme aussi général. Les directives de la commission d'étude étaient plus précises et parlaient de "l'idéal démocratique suédois". Vu sous l'angle de la tradition démocratique occidentale, cet idéal porte l'empreinte d'une démocratie essentiellement collectiviste.

Il existe une relation étroite entre cet idéal démocratique et le type de société caractérisé par le "modèle suédois". La démocratie dont il est ici question se réalise grâce à une majorité politique, un secteur public étendu et une centralisation. Il ne fait aucun doute que le développement de la société implique un affaiblissement des éléments porteurs de ce modèle. Plusieurs institutions de la Suède moderne se rattachent à un type de société industrielle qui porte irrémédiablement la marque du passé. Pour décrire d'une façon certaine ce régime, on peut dire qu'un tel modèle de démocratie correspond mieux à la Suède d'il y a plusieurs décennies qu'à celle d'aujourd'hui.

Si l'on voulait répondre, en partant de l'idéal démocratique susnommé, à la question formulée dans la directive, cela ne pourrait être que par la négative. Les changements en cours n'indiquent pas que la Suède se rapproche de cet idéal démocratique collectiviste, mais au contraire, qu'elle s'en éloigne.

Il ne s'agit naturellement pas du seul idéal démocratique possible. Ce qui paraît central dans l'idée inscrite dans la tradition occidentale, c'est la recherche d'un équilibre entre l'individuel et le collectif. L'intégrité du simple citoyen, ses possibilités d'action et son influence personnelle y trouvent une place plus marquante.

L'idée même de cet idéal démocratique, nous conduit à une tout autre solution. Le développement de la société n'a pas été moins perceptif à l'échelon du citoyen. En dépit de la subsistance de grands écarts entre groupes sociaux, la tendance générale de changement reste présente. Les caractéristiques qui furent un temps considérées comme idéales à une citoyenneté démocratique, comme le savoir économique et l'indépendance sociale, répondent mieux à la société d'aujourd'hui qu'à celle d'hier. Selon l'enquête sur la citoyenneté réalisée dans le cadre des travaux de la commission d'étude, la vertu civique la plus estimée de nos jours consiste à posséder sa propre conception des choses, indépendamment de celle des concitoyens. Les conditions propices à une citoyenneté autonome et responsable se trouvent renforcées.

Si nous postulons une version de la démocratie plus marquée par un idéal orienté vers l'individu, nous aboutissons à une conclusion générale plus nette. L'évolution vers une citoyenneté toujours plus imprégnée d'individualisme et d'indépendance revêt une importance de tout premier ordre. Dans cette optique, le développement de la société conduit à un rapprochement vers l'idéal démocratique.

Nouvelle orientation de la citoyenneté

Mais cette évolution que l'on juge favorablement du point de vue de la démocratie, engendre à son tour de nouveaux problèmes. Il existe en fait un écart grandissant entre ce qu'on pourrait appeler la citoyenneté possible et celle qui se réalise. L'expectative du citoyen en matière d'influence individuelle grandit plus vite que ce qui peut se faire. On peut donc dire que le développement de la société s'accompagne aussi de l'impuissance du citoyen. Ce phénomène apparaît clairement dans de nombreux secteurs.

La vie professionnelle est marquée, pour de nombreux salariés, par des tâches monotones et extrêmement ennuyeuses. Le mécontentement, à bien des égards, grandit chez les ouvriers d'industrie. La critique porte surtout sur l'incapacité des entreprises à tirer profit du savoir des travailleurs, sur les faibles possibilités de promotion et le défaut d'appréciation de la direction. En particulier, les femmes employées dans l'industrie se plaignent du manque d'indépendance dans le travail.

Le secteur public est dans sa plus grande part édifié sur le principe de la solution standardisée. L'enquête sur la citoyenneté montre que nombreux sont ceux qui éprouvent une sorte d'impuissance dans leurs rapports avec le secteur public. L'enseignement et la santé publique se signalent par une absence de solution de rechange.

La démocratie représentative attribue aux partis politiques et au suffrage universel un rôle prédominant. Cependant plusieurs indices permettent de distinguer un élargissement du fossé séparant les électeurs des élus de la nation. La sympathie pour les grandes formations politiques baisse, la participation électorale diminue, les bulletins blancs sont plus nombreux, la part de l'électorat votant pour un autre parti s'élargit et l'instabilité du corps électoral augmente.

Les organisations, en particulier les mouvements populaires porteurs d'une idéologie, éprouvent des difficultés à recruter des jeunes pour des missions de confiance. Les activités stagnent. L'engagement des jeunes au service de la société prend des formes autres que celles traditionnellement offertes par les associations.

La formation de l'opinion publique est, de nos jours dominée par les médias. Le grand rayonnement des journaux, de la télévision et de la radio permet aux citoyens de se tenir relativement bien informés. Mais le besoin d'une information diversifiée se fait toujours plus sentir. Les consommateurs de médias recherchent de nouvelles sources d'information, le plus souvent internationales. Les institutions médiatiques traditionnelles ainsi que les interprétations de la réalité qui ont longtemps dominé, en Suède, les affaires publiques se trouvent amenées à relever un défi.

Dans ces domaines, les tendances de changement sont toutes, et c'est là l'essentiel, du même type. Les citoyens exercent un pouvoir par le renoncement. Délaisser un choix ancien et en préférer, si possible, un nouveau apparaît plus efficace que de tenter de changer le cours des choses. L'évolution actuelle de la société est plus marquée du signe "exit" que de "voice".

Le nombre croissant d'absences pour cause de maladie et la difficulté de recruter du personnel pour des tâches ne requérant aucune initiative peuvent être perçus comme le signe d'une forme silencieuse de protestation. L'engagement politique est à la recherche de nouvelles voies. Des activités sociales d'un type nouveau prennent la place des organisations anciennement établies. Le développement des médias ouvre des perspectives nouvelles.

Ce type de réaction signifie qu'en prenant eux-mêmes les choses en main, les citoyens modifient les conditions d'existence des organismes bien en place. Des institutions publiques anciennes se vident de toute substance. Beaucoup de ces instances peuvent longtemps continuer à rester en activité. Plusieurs facteurs expliquent une telle indolence institutionnelle. La nostalgie et une auto-indulgence qui s'éternisent, légitiment ces vieilles institutions. Les subventions d'Etat, une sécurité de l'emploi et les lambris dorés des palais bloquent et prolongent l'existence de ces institutions.

Nouvelle orientation institutionnelle

Selon toute vraisemblance, l'avenir proche sera marqué par une nouvelle orientation institutionnelle. Le type de société qui, pendant un temps assez long a caracterisé la Suède, requiert des structures sociales relativement stables. Le sentiment de prédestination, de contrôle et de continuité s'est donc trouvé renforcé. Le processus de changement actuellement en cours provoque un affaiblissement de ces structures sans qu'elles soient pour autant remplacées par d'autres du même type. Le développement de la société paraît donc plus hésitant, peu sûr et imprévisible.

La sociologie ne peut pas fournir de pronostics exacts. Il est cependant possible de tracer les traits d'un type de société qui se situerait dans le prolongement des grandes lignes du développement. Une telle caractéristique ne doit pourtant pas avoir valeur de prédiction mais être vue comme une possibilité.

Pas de principe dominant unique.

Il n'y a pas lieu de s'attendre à un souhait des citoyens de se désister de toute leur compétence en matière de décision, au profit d'un centre unique de pouvoir, même si celui-ci est désigné au suffrage universel. Aucune institution ne peut recevoir l'autorisation de dominer la collectivité. La démocratie doit, au contraire, se réaliser grâce au concours de nombreux et différents agents structurels.

Perspective de citoyenneté.

L'héritage des idéaux démocratiques contient un certain nombre de principes qui servent de dénominateur commun aux institutions nationales. Dans une démocratie, les citoyens sont assurés du respect de leur intégrité, des libertés et des droits, du droit à l'épanouissement et d'une protection contre toute forme de discrimination. Le poids des aspects légaux augmente plutôt qu'il ne diminue. L'attention se dirige aussi sur les conditions qui mettent obstacle à la réalisation d'une citoyenneté égalitaire. Les structures et les règlements qui ne sont pas expressément formulés et qui impliquent une souveraineté masculine et un traitement différent des hommes et des femmes, sont d'une gravité particulière.

Déplacement des attractions limitrophes.

D'un côté, des limites anciennes disparaissent, et de l'autre, de nouvelles naissent. L'environnement et le développement de la technologie ont pour conséquence une perte d'importance des limites territoriales traditionnelles comme celles de l'Etat national. On "pense globalement mais on agit localement". Des murailles sont abattues, à la fois littéralement et d'une manière figurative. D'un autre côté, l'importance accordée aux limites fondamentales s'accroît. Une répartition plus nette des rôles et un recentrage de la nature particulière de certaines institutions nationales sont les conditions d'un équilibre du pouvoir au sein d'une direction composite. Dans une telle situation, des limites claires empêchent un déplacement de la disparité du pouvoir d'une sphère de la société à l'autre.

Des rapports verticaux aux rapports horizontaux

L'exercice, la conduite et le contrôle du pouvoir ont traditionnellement reposé sur l'ordre, le commandement et la menace du châtiment. Mais l'emploi de la hiérarchie comme méthode de direction devient de plus en plus difficile. L'indépendance croissante des citoyens rend impossible un régime basé sur la soumission à une force externe. La soumission relève, au contraire, d'une certitude intérieure. La collectivité reste soudée par le dialogue et la conclusion d'accords contractuels. L'ordre supérieur et la subordination sont remplacés par les relations latérales et la coordination. Les rapports horizontaux prennent la place des rapports verticaux.

Attitude expérimentale.

L'idée d'une réforme et d'une transformation de la société a longtemps été synonyme de désignation d'objectifs, de programmation et de direction instrumentaire. L'expérience montre les limitations de ce modèle de direction. D'autres méthodes collectives d'action sont actuellement mises en valeur. Au lieu d'un projet étudié dans les moindres détails, nous avons un modèle expérimental en cours d'examen, issu d'expériences successives et enrichissantes. L'innovation se fonde sur le droit à l'erreur.

Modification du rôle joué par la politique.

La force exercée par la politique doit à la fois diminuer et s'accroître. Si l'on part du fait que l'accomplissement de la démocratie est directement proportionnel à l'étendue du secteur public, on doit admettre dès lors que la prise de décision politique détient, par définition et dans ce sens, un caractère décisif. Néanmoins, les souhaits exprimés par les citoyens peuvent se traduire par un choix collectif, et ce, même dans des modèles de société autres que ceux dans lesquels les décisions sont prises à la majorité ou qui comportent une administration publique. La démocratie existe et ne disparaît pas si l'Etat cesse d'être producteur de services. La politique peut donc très bien occuper une place réduite.

Une société ouverte comportant un grand nombre d'institutions autonomes exige néanmoins une méthode lui permettant de régler les conflits nés de l'autonomie, d'assurer le respect des droits fondamentaux des citoyens, d'observer et de procéder en permanence à l'examen de son fonctionnement dans la pratique. En accord avec les principes fondamentaux de la démocratie, ces tâches sont remplies au mieux par les élus de la nation. Ainsi, la politique obtient dans le plus bref délai une valeur plus grande. En particulier, le besoin se fait sentir d'une base de savoir politique et d'une formation de l'opinion publique en matière de négociations.

La conclusion générale à tirer de cette étude porte sur le fait que la société suédoise connaît actuellement de profonds changements. Institutions et règles anciennes perdent de leur valeur. Des structures nouvelles émergent.

Décrire ce qui se passe actuellement comme la fin d'une époque, celle du modèle suédois, est dans un sens correct. Nous nous apercevons, à la réflexion, que plusieurs éléments significatifs du type de société moderne qui est celui de la Suède, se sont trouvés rattachés à une période particulière de son histoire. Il n'y a pas lieu de suspecter que les facteurs qui ont modifié les conditions d'existence de ce système soient de nature accidentelle. Un retour en arrière n'est guère probable. La période de l'histoire de Suède marquée par une forte extension du secteur public, une centralisation des négociations contractuelles résultant d'un compromis historique entre le travail et le capital, une ingéniérie sociale et un recours à des solutions standardisées prises à un échelon central est terminée.

L'image de crise du modèle suédois et de sa mort est, d'un autre point de vue, trompeuse. Elle se réfère, en fait, à une vue du modèle suédois, en tant que système homogène, libre de tout antagonisme, qui un temps aurait été introduit, pour ensuite culminer et présentement disparaître. Mais comme indiqué précédemment, ce qu'on a coutume de désigner sous le terme de modèle suédois consiste en un assez grand nombre d'éléments distincts et de caractéristiques, souvent loin de s'harmoniser les uns avec les autres. La représentation que l'on a du modèle suédois peut donner une impression par trop statique et homogène. Les diverses caractéristiques de cette société se sont développées, en partie, à des époques différentes et possèdent chacune leur propre logique d'évolution. Le fait que certains éléments connaissent actuellement un affaiblissement ne doit pas faire croire pour autant à l'abandon total d'un mode de direction caractéristique de la Suède.

Dans une perspective historique, on s'aperçoit que ce mode suédois de direction comporte un puissant élément dynamique. Il peut être vu comme une méthode permettant de résoudre des problèmes sociaux, une façon de trouver un équilibre au dilemme général posé par la démocratie.

L'époque actuelle se caractérise par l'individualisation et l'internationalisation. Le problème fondamental de la démocratie, à savoir, associer la liberté individuelle aux règles de la collectivité, nous revient maintenant, tout au moins partiellement, dans une nouvelle composition.

Une question d'un intérêt primordial se pose lorsqu'on veut trouver un nouvel équilibre à deux vues portant d'une part sur la société, et d'autre part sur l'individu: comment allier le besoin d'une protection sociale fondée sur des règles communes avec celui de liberté individuelle de choix. Il s'agit, au plus haut point, de combiner la liberté de choix de l'individu avec l'adhésion à une communauté solidaire.



(1) Le programme de recherche a été réalisé par une équipe composée de M. Olof Petersson (Président, Institut des sciences politiques, Université d'Uppsala), Mmes Yvonne Hirdman (Institut d'histoire, Université de Göteborg) et Inga Persson (Institut d'économie politique, Université de Lund), M. Johan P. Olsen (Université de Bergen et Centre norvégien de recherche sur les problèmes de direction, d'organisation et d'administration, Bergen). Le secrétariat de la commission, avec à sa tête M. Anders Westholm, a été pris en charge par l'Institut des sciences politiques de l'Université d'Uppsala. Pour une présentation plus détaillée de l'ordonnance de ce programme de recherche, voir Olof Petersson, "The Study of Power and Democracy in Sweden", Scandinavian Political Studies, Vol. 11, No. 2, 1988, pp. 145-158.

(2) Le rapport général a été publié dans la collection des rapports des commissions publiques d'étude sous le titre: Democrati och makt i Sverige. Maktutredningens huvudrapport, SOU 1990:44 (Démocratie et pouvoir en Suède, Rapport général de la commission d'étude sur l'exercice du pouvoir). Le rapport contient un répertoire de toutes les contributions ayant fait l'objet d'une publication.

(3) Cet article résume le contenu du rapport général SOU 1990:44. Veuillez vous reporter au texte suédois pour plus de détails et références bibliographiques.